Nils Melzer, rapporteur spécial des Nations unies sur la torture (UN Photo / Jean-Marc Ferré), a rendu visite à Julian Assange en prison et a écrit un livre sur l’affaire Assange. Dans l’interview qu’il a accordée à RSF Suisse, il donne ses raisons et explique quelles conséquences cette affaire peut avoir pour la liberté de la presse et pourquoi nous devrions également nous préoccuper de l’Etat de droit en Suisse. RSF s’est fortement mobilisé contre l’extradition du fondateur de WikiLeaks.
– RSF Suisse : A quoi en est l’affaire Julian Assange?
– Nils Melzer: Pour l’instant, la procédure d’appel suit son cours. Une demande d’extradition a été déposée par les États-Unis pour 18 chefs d’accusation, dont l’espionnage et la conspiration. Assange est en détention extraditionnelle, et donc purement préventive, depuis près de deux ans. Il a purgé sa peine pour la violation de la liberté sous caution qu’il a commise alors que l’ambassade d’Equateur lui avait accordé asile. En janvier 2021, une décision de première instance a rejeté la demande d’extradition des Etats-Unis. La juge l’a refusée pour des raisons liées à la santé de Julian Assange. Ce dernier se trouve en effet dans un état mental qui, combiné aux conditions de détention extrêmement inhumaines aux États-Unis, le conduirait presque certainement au suicide.
– Le verdict est donc positif pour Assange…
– Cela ressemble à une victoire pour Assange, mais c’est en fait très dangereux. Car la juge a donné raison aux États-Unis sur tous les autres points. Elle a notamment refusé d’admettre qu’Assange ne pouvait pas s’attendre à un procès équitable aux États-Unis. Elle n’a pas non plus reconnu qu’il s’agissait d’un délit politique et que les publications de WikiLeaks étaient protégées par la liberté de la presse. Elle n’a pas davantage admis l’objection selon laquelle il y avait un intérêt public à publier les documents parce qu’ils prouvaient que des crimes de guerre avaient été commis.
La décision crée ainsi un précédent qui peut désormais s’appliquer à tous les journalistes et exerce un effet dissuasif: quiconque publie aujourd’hui des informations secrètes américaines ou britanniques ne peut plus prétendre qu’elles présentent un intérêt public, qu’il s’agit d’un délit politique ou que leur divulgation est protégée par la liberté de la presse.
– Que signifie le verdict pour l’affaire Assange?
– Pourquoi la juge ne s’est-il pas prononcé en faveur de l’extradition? Il s’agit de la décision de première instance et l’une ou l’autre des parties allait de toute manière faire appel. La partie qui fait appel définit ce qu’elle va porter devant la cour d’appel. Si la juge avait statué en faveur de l’extradition, les avocats d’Assange auraient fait appel et soulevé toutes les objections: liberté de la presse, délit politique, garanties procédurales, etc. Tout cela aurait été jugé par la Haute Cour, qui est plus indépendante que la première instance.
Avec la décision actuelle, on pouvait toutefois supposer qu’Assange ne ferait pas appel et que ces points ne seraient plus discutés. Les États-Unis, en tant qu’appelant, ne soumettent à la Haute Cour que les questions relatives à la santé d’Assange et au caractère humain des conditions de détention prévues aux États-Unis. Si les États-Unis s’engagent ensuite à le traiter correctement, le seul argument parlant contre l’extradition est neutralisé.
Il reste une possibilité: Assange pourrait déposer un appel dit incident et ainsi soulever certains points. Toutefois, la Cour n’a pas encore décidé si cela était possible*.
– Y a-t-il une chance que l’administration Biden retire l’appel?
– Je ne vois pas pourquoi. Joe Biden a été le vice-président de Barack Obama pendant huit ans. Et Obama est le président de l’histoire des États-Unis qui s’est montré le plus agressif à l’encontre des lanceurs d’alerte. Il a poursuivi plus de whistleblowers que tous les autres présidents américains réunis. À la fin de son mandat, il a certes gracié Chelsea Manning, la source d’Assange. Mais pas Assange. Officiellement, bien sûr, Assange n’était inculpé à ce moment, mais les charges contre lui étaient préparées en secret depuis 2010. Obama n’avait aucun intérêt à ce qu’Assange soit libéré. Il en va de même pour Biden.
– Vous avez écrit un livre sur l’affaire Assange. Pourquoi cette affaire est-elle si importante pour vous?
– Au départ, je ne voulais pas du tout m’impliquer dans l’affaire. La réputation d’Assange n’y était pas pour rien. Quand ses avocats sont intervenus pour la deuxième fois, je me suis impliqué à contrecœur. Mais ils m’ont remis des documents clés qui m’ont fait comprendre que quelque chose ne tournait pas rond. Je me suis alors rendu compte à quel point j’avais été aveuglé auparavant. Presque tout le monde continue de croire qu’Assange est un salaud, un violeur et un pirate informatique – mais personne ne s’interroge sur les preuves. Comment est-il possible de retourner à ce point l’opinion publique mondiale contre quelqu’un?
Assange a rendu publiques des preuves de crimes de guerre commis par une grande puissance. C’est un fait. Tout le reste a été construit après coup et mis en avant de manière extrêmement maîtrisée. Je trouve incroyablement effrayant que notre perception de la réalité soit si faussée.
– Vous avez méticuleusement enquêté sur les événements, on peut le lire dans votre livre. Qu’avez-vous découvert?
– J’ai enquêté minutieusement sur toutes les accusations portées contre lui. Il a été accusé de viol, de piratage et de mise en danger de la vie d’autrui, mais sans aucune preuve. On a pu établir que les preuves ont été falsifiées et que ses droits ont été et sont encore systématiquement violés. Je ne dis pas qu’Assange est un ange. C’est un être humain normal qui a ses défauts de caractère. Mais il n’y a aucune preuve qu’il ait commis un crime.
– En tant que rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, vous avez pu rendre visite en prison à Julian Assange…
– J’ai pu lui rendre visite en prison avec deux médecins spécialisés. Nous sommes arrivés à une conclusion très claire: Julian Assange présente tous les symptômes de la torture psychologique. La Suède, la Grande-Bretagne, l’Équateur et les États-Unis l’ont délibérément ciblé en l’exposant à des décisions judiciaires arbitraires, des mesures de surveillance, des humiliations et des menaces. Cela a entraîné un stress et une anxiété extrêmes, une dépression grave et des séquelles neurologiques et cognitives.
Si un rapporteur spécial des Nations unies découvre des preuves évidentes de torture, une enquête doit obligatoirement être diligentée, la victime indemnisée, les abus identifiés et corrigés. J’ai suivi le protocole. Mais les États concernés – Suède, Grande-Bretagne, Équateur et États-Unis – ont totalement refusé de suivre la procédure. Je me suis dit: «Ce n’est pas possible!» Je ne traitais pas avec l’Iran, la Syrie ou l’Afghanistan, mais avec la Suède, avec la Grande-Bretagne. Et on parle de liberté de la presse, de torture, de persécution politique. J’ai donc décidé de tout mettre sur la table. Aussi pour montrer l’aveuglement des démocraties occidentales face à leurs propres fautes.
– Qu’entendez-vous par là?
– On se trouve face à une défaillance du système. Tous les États concernés ont eu le même réflexe de faire taire cet homme. Parce que lui et son organisation ont touché un nerf central. Des whistleblowers ont pu soumettre anonymement des preuves à Wikileaks via internet, ces preuves ont été évaluées et rendues publiques. Des preuves ont pu être soumises anonymement à WikiLeaks via Internet, elles ont pu être examinées et publiées. La transparence a été faite.
Pourquoi les États avaient-ils si peur des publications? Parce que beaucoup de saletés sont remontées à la surface. Il existe un monde parallèle des services secrets. Déjà pendant la guerre froide et surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001, ils ont toujours travaillé en étroite collaboration dans les coulisses et dans une sorte d’espace de non-droit. WikiLeaks a fondamentalement mis en danger ce business du secret.
– En d’autres termes, on a voulu faire un exemple…
– Oui. On ne touche pas aux secrets d’Etat. La décision de la juge britannique rendue en janvier a enfoncé le clou : la divulgation de secrets d’État est un crime que même un intérêt public supérieur ne justifie pas et c’est le gouvernement lui-même qui décide si les preuves de ses propres abus sont secrètes ou non.
– Certains se demandent ce que l’affaire Assange a à voir avec la liberté de la presse – après tout, Assange n’est pas un journaliste.
– D’abord, la liberté de la presse n’est qu’une sous-catégorie de la liberté d’opinion et d’expression, qui comprend le droit de recevoir, de partager et de publier des informations. Cette liberté doit certes tenir compte des droits d’autrui et de la sécurité nationale, et l’information, pour mériter d’être protégée, doit présenter un intérêt public. Ces règles s’appliquent à tout le monde, pas seulement aux journalistes.
Bien sûr, nous pouvons discuter de la question de savoir si Assange est un journaliste ou non. Mais nous parlons ici de la fonction socio-politique de la presse, du quatrième pouvoir de l’État. Sa tâche consiste à contrôler les trois autres pouvoirs – exécutif, législatif, judiciaire – et à dénoncer tout manquement afin que la société puisse démocratiquement demander des comptes aux responsables politiques. Celui qui assume cette fonction de surveillance est un journaliste. Tout particulièrement aux journalistes qui critiquent Assange et pensent que, contrairement à eux, il n’est pas un «vrai» journaliste, je dirais que c’est probablement plutôt l’inverse.
– Dans votre livre, vous reprochez aux médias de ne pas faire leur travail…
– Une bonne partie des grands médias est devenue à l’aise et entretient de bonnes relations avec le gouvernement et les entreprises, peut-être même de trop bons contacts. La collusion commence à partir de là, quand la surveillance ne s’exerce plus, quand l’indépendance disparaît. Un espace vide s’est créé que les médias établis ne remplissent plus. S’ils avaient révélé eux-mêmes ces crimes de guerre, Assange n’aurait pas été nécessaire.
Chelsea Manning a d’abord offert ses informations au Washington Post et au New York Times et ne s’est tournée vers WikiLeaks qu’après leur refus. Il y a cinquante ans, le New York Times avait publié les «Pentagon Papers» , assumant son rôle de quatrième pouvoir. Aujourd’hui, il accepte de soumettre d’abord au gouvernement les articles qui touchent à la sécurité nationale. C’est incroyable. Il faut mettre cela bien sûr en relation avec le 11-Septembre : tout le monde s’est rassemblé derrière le mot d’ordre «nous devons maintenant combattre le terrorisme tous ensemble». Je le comprends, mais cela a conduit à une situation où la presse ne remplit plus correctement son rôle d’instance critique du gouvernement.
– Avez-vous l’impression que dans le monde entier les médias ne surveillent plus leurs gouvernements?
– Parfois, les médias ne posent pas du tout les questions importantes, ou bien ils les posent mais se contentent de réponses qui ne répondent pas réellement aux questions. Ce fut le cas en Suisse lors de la votation sur la loi fédérale sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme (LMPT). Les médias n’ont pas rebondi lorsque la conseillère fédérale responsable, Karin Keller-Suter, a affirmé dans des interviews que la définition du terrorisme était la même dans la LMPT et dans la loi sur le renseignement. Ce n’était manifestement pas conforme à la vérité.
Ou bien prenez l’affaire Crypto. Le service de renseignement, en collaboration avec la CIA et le renseignement fédéral allemand, a espionné plus d’une centaine d’États à l’aide de dispositifs de chiffrement manipulés. Le Conseil fédéral a dit qu’il n’était pas au courant. Il aurait dû y avoir un tollé: le gouvernement ne sait pas ce que fait le service de renseignement! Le Parlement a fait faire une enquête et n’a constaté la commission d’aucune infraction pénale. Les autorités se couvrent les unes les autres. C’est un scandale, mais qui n’est pas traité comme un scandale par les médias.
Dans cette affaire comme dans d’autres, d’importantes institutions de l’État de droit n’ont pas fonctionné, et cette situation n’est pas perçue comme une menace pour l’État de droit. Les Suisses ne s’inquiètent pas car ils croient que l’Etat de droit règne en Suisse. Mais lorsque les autorités, avec l’assentiment général, ne sont plus amenées à rendre des comptes, cela devient dangereux.
– Vous vous êtes engagé publiquement sur l’affaire Assange avec votre livre. Devez-vous vous attendre à des conséquences ?
– Pour moi, il était clair que si j’intervenais dans cette affaire, probablement qu’au minium, ma carrière aux Nations Unies allait se terminer. Je n’ai pas reçu de menaces directes. Mais les cercles diplomatiques m’ont fait clairement comprendre que c’était une erreur et qu’il y aurait un prix politique à payer.
Nils Melzer est le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture depuis novembre 2016. Il a étudié le droit à l’université de Zurich et enseigne aujourd’hui le droit international à l’Université de Glasgow et à l’Académie de droit international humanitaire et des droits de l’homme à Genève. Avant son mandat de rapporteur spécial, il a travaillé pendant douze ans au Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en tant que délégué et conseiller juridique. Son livre « Der Fall Julian Assange – Geschichte einer Verfolgung » – a été publié en allemand par Piper Verlag en avril de cette année. Il sera également publié en traductions anglaise et suédoise dans les mois à venir.
Propos recueillis par Bettina Büsser, représentante de RSF Suisse en Suisse alémanique.
* L’entretien a été réalisé le 20 juillet 2021.