Après le tournage d’une interview au sujet du Rhône près de la centrale nucléaire du Tricastin (Drôme), deux correspondants de la Radio-Télévision suisse (RTS) en France ont été contraints par des gendarmes d’effacer leurs images. Reporters sans frontières (RSF) a porté plainte, aux côtés d’Adeline Percept et de Thomas Chantepie, pour entrave à la liberté d’expression et violences volontaires.
“Efface tes rushs”, “si vous publiez on le saura”, “le journalisme ça sera terminé pour toi”… Telles sont les menaces et les intimidations subies par les journalistes Adeline Percept et Thomas Chantepie, le 15 septembre dernier, près de la centrale nucléaire du Tricastin à Saint-Paul-Trois-Châteaux (Drôme) dans le sud de la France.
Pour le journal télévisé “19:30” de la chaîne de service public RTS (Photo Guilhem Vellut / CC-BY), les journalistes réalisaient l’interview d’un conseiller régional sur la berge du canal de Donzère-Mondragon, à propos du débit du Rhône. À la fin du tournage, six gendarmes ont encerclé les deux journalistes, avant de leur intimer d’effacer leurs images au prétexte qu’ils n’auraient pas le droit de filmer à cet endroit. Il aurait fallu, selon eux, une autorisation préalable pour toute image “où l’on voit la centrale”. Les deux reporters français n’étaient pourtant pas situés dans le périmètre du site nucléaire. Leurs images ont été prises sur la voie publique. Sous la pression, Adeline Percept et Thomas Chantepie se sont exécutés et ont effacé leurs rushs.
Une grave entrave aux libertés journalistiques
Choqué par ces comportements et par les menaces proférées, le tandem a même douté avoir été confronté à des vrais gendarmes. Contacté par RSF, le service d’information et de relations publiques de la gendarmerie a cependant confirmé, le 11 octobre dernier, que “le contrôle avait bien été réalisé par des gendarmes du PSPG [Peloton Spécialisé de Protection de la Gendarmerie], spécialisés dans la protection des sites sensibles et d’intérêt vital que sont les centres nationaux de production électrique”.
Considérant que ces comportements violents relèvent d’une grave entrave aux libertés journalistiques, et non convaincue par les explications de la gendarmerie, RSF a décidé de déposer plainte, aux côtés des deux journalistes, ainsi que de leur employeur, la RTS. La plainte déposée le 7 novembre auprès du procureur de la République du Tribunal judiciaire de Paris par les avocats du cabinet Vigo dénonce les infractions d’entrave à la liberté d’expression et de violences volontaires.
“Cette affaire relève d’un grave abus de pouvoir des forces de l’ordre, qui n’ont pas l’autorité pour obliger des journalistes à effacer des images avant publication. Les menaces proférées et le comportement intimidant des gendarmes aggravent encore cette forme de censure et sont symptomatiques d’un climat d’intimidation qui plombe actuellement le journalisme en France. RSF dépose plainte aujourd’hui avec les journalistes et leur média, et appelle le parquet à enquêter en vue de poursuivre et sanctionner pénalement de tels faits.
Pavol SzalaiResponsable du bureau UE-Balkans de RSF
Selon la gendarmerie, ces faits n’étaient qu’un “contrôle d’identité”, “justifié par le stationnement de leur véhicule dans une zone interdite par arrêté préfectoral inter-départemental et mentionnée comme telle”. Les deux journalistes français sont pourtant en mesure de démontrer, grâce aux relevés GPS de leur véhicule, qu’ils s’étaient garés sur le parking d’un centre commercial. Ce motif n’a en outre pas été celui avancé lors du contrôle : les gendarmes expliquaient que la prise d’image de la centrale était interdite.
Contraintes et menaces d’interpellation
La gendarmerie prétend par ailleurs que “les militaires intervenants ont indiqué aux personnes contrôlées la sensibilité des lieux, ainsi que la réglementation concernant les prises de vues de tels sites”. Selon Adeline Percept et Thomas Chantepie, les gendarmes ont été incapables de préciser quelle infraction avait été commise, ou en quoi filmer la centrale était interdit.
Enfin, la gendarmerie nie avoir forcé les journalistes à effacer leurs images et affirme que “si des clichés ont été supprimés au cours de cette intervention, cela ne résulte pas d’une action directe des gendarmes, mais des suites d’un échange entre le photographe et les militaires sur la sécurité du site”. Cependant, les journalistes soutiennent avoir été contraints et menacés d’interpellation et auraient entendu des paroles telles que : “On va vous emmener au poste pour une procédure, ça va prendre beaucoup de temps”, ou encore : “Si vous n’obtempérez pas, vous serez blacklistés et ne pourrez plus entrer nulle part avec votre carte de presse, le journalisme, ce sera fini !” Dernières menaces implicites : “Si vous publiez on le saura !”
Cette nouvelle poursuite judiciaire intervient dans un climat général d’intimidation à l’égard des journalistes en France. L’année 2023 a été particulièrement marquée par les entraves au secret des sources, les pressions judiciaires, le contournement du droit de la presse et les violences policières lors de manifestations, pour lesquelles RSF a déposé 22 plaintes en quatre ans.
La France occupe la 24e place sur 180 pays au Classement mondial pour la liberté de la presse établi par RSF en 2023.