RSF Suisse a relevé ces derniers mois plusieurs incidents entre forces de l’ordre et représentants des médias. Si ces tensions ne sont en rien comparables aux débordements d’une extrême gravité constatés en France, ils appellent néanmoins des clarifications. Notre organisation y sera très attentive.

En Suisse aussi, les interventions de la police peuvent donc être source de tensions avec les médias et mettent en jeu la liberté de la presse. Les journalistes – c’est leur métier – tiennent à documenter la manière dont se comportent les forces de l’ordre mais ce n’est pas forcément du goût des policiers eux-mêmes.

Un exemple: le 12 septembre dernier, le journaliste indépendant Benjamin von Wyl rentrait de son travail quand il est tombé sur un contrôle de police dans le quartier dit du Petit-Bâle, au cours duquel plusieurs personnes ont été arrêtées. Selon le journaliste, qui a décidé de filmer la scène, plusieurs des protagonistes s’étaient mis à crier, protestant vivement contre une interpellation motivée, disaient-ils, par leur couleur de peau.

Les policiers intiment alors au témoin de la scène l’ordre de cesser de filmer et de s’éloigner. «Je leur ai dit que j’étais journaliste», raconte Benjamin von Wyl. Mais il n’a pas été cru. Au contraire : l’un des policiers s’est approché de lui en le traitant d’«idiot» et de «crétin».

RSF Suisse a demandé des explications au Département de la justice et de la police du canton de Bâle-Ville. Car en Suisse, il est en principe permis à chacun de filmer les interventions de policiers sur le domaine public. Les journalistes, en particulier, sont autorisés à filmer des policiers en service à condition de ne pas gêner leurs interventions. Pourquoi donc avoir demandé à Benjamin von Wyl de s’en abstenir?

Pas de privilège pour les journalistes

Réponse du chargé de communication du département Toprak Yerguz : dans la mesure où n’importe quel témoin peut filmer une opération de police, le fait de se déclarer journaliste ne donne droit à aucun traitement privilégié. «Il en va de même du devoir d’obtempérer : quiconque est tenu d’obéir aux ordres de la police, notamment de s’éloigner, y compris les journalistes», explique-t-il.

Confrontée régulièrement à la présence de caméras, la police cantonale de Bâle-Ville forme ses agents en conséquence. Ceux-ci savent donc que les opérations de police peuvent être filmées et photographiées. Mais les droits d’un personne contrôlée, blessée ou arrêtée doivent aussi être respectés, et les particuliers se trouvant dans une telle situation peuvent, eux, refuser une prise de vues, indique le chargé de communication. La police a donc le droit de demander aux témoins de s’en abstenir, voire de supprimer les images déjà effectuées. En outre, «si le comportement de la personne qui filme ou photographie met en danger ou entrave le travail de la police, une expulsion en vertu de l’article 42 de la loi sur la police peut être envisagée», relève Toprak Yerguz.

RSF Suisse a également voulu savoir comment le Département bâlois de la justice et de la police se déterminait sur l’incident ayant opposé le journaliste à des policiers, sur l’utilisation par ceux-ci des termes «idiot» et «crétin», si ces faits avaient été discutés au sein de la hiérarchie et s’ils avaient eu des suites. «Le collaborateur concerné a décrit, de son point de vue, la situation à son supérieur, explique Toprak Yerguz. Il en est ressorti que le vendredi et le samedi soir, de nombreux fêtards se trouvaient dans les rues, et qu’il n’était guère possible de s’adresser à eux dans un langage feutré. La police était donc contrainte de parler clairement, a fait valoir le subordonné. Sa hiérarchie lui a rappelé que même en tenant un langage clair, les agressions verbales ne peuvent être tolérées de la part de la police, souligne le porte-parole.

Sur la Place fédérale

RSF Suisse a également a demandé si des directives existaient au sein de la police de Bâle-ville sur la manière de traiter avec les représentants des médias et, dans l’affirmative, si elles étaient accessibles au public. «Il n’y a pas de directives accessibles au public», a répondu notre interlocuteur.

RSF Suisse a posé la même question à la police cantonale bernoise. Car des incidents ont eu lieu à Berne aussi. Petar Marjanović, journaliste pour watson.ch, était à l’œuvre dans la ville fédérale le 22 septembre dernier. En plus de la manifestation pour le climat sur la Place fédérale, un autre rassemblement avait lieu ce jour-là, «Stop isolation», pour protester contre la politique d’asile (photo Keystone-ATS). La police a cherché à éloigner ce deuxième rassemblement de la Place fédérale. «C’est pourquoi il y avait une sorte de barrage, raconte Petar Marianović. Je me trouvais avec plusieurs autres journalistes le long de ce barrage, du côté opposé à celui des manifestants, à environ deux à quatre mètres de la police.»

A plusieurs reprises, les policiers ont demandé à la dizaine de représentants des médias, qui se sont tous identifiés avec leur carte de presse, de s’éloigner, poursuit-il, et les ont «un peu bousculés». Le journaliste a ensuite appelé à plusieurs reprises le service de presse de la police cantonale pour demander de laisser les représentants des médias faire leur travail, mais «cela n’a pas aidé.» Un représentant de ce service s’est alors brièvement rendu sur place «mais la conversation n’a débouché sur rien, il n’est pas entré en matière sur mon souhait que les policiers ne nous gênent pas.»

«Je ne me mêle pas de votre travail»

Petar Marianović s’est ensuite adressé aux policiers présents sur place : «Je travaille ici aussi, je ne me mêle pas de votre travail, je garde mes distances, voici ma carte de presse, leur a-t-il dit. Si vous voulez que je parte, vous devez m’ordonner de partir.» En réponse, un officier de police a pris ses coordonnées et lui a officiellement signifié de quitter les lieux. Quand il est parti, il y a eu de l’agitation – mais pas à cause des journalistes : «Une dispute entre des policiers et deux passants a éclaté. Un collègue d’un grand quotidien voulait filmer la scène, mais un policier a posé sa main sur sa caméra pour l’empêcher de filmer.»

«Nous constatons qu’un seul journaliste a contacté notre service pendant l’opération. Un porte-parole des médias était sur place et a personnellement contacté le journaliste en question», réagit Christoph Gnägi, chef du service de presse de la police cantonale bernoise, en réponse aux questions de RSF Suisse. «Nous faisons tout pour permettre aux journalistes de rendre compte objectivement des événements. Mais ils doivent eux aussi se conformer aux instructions de la police.» Christoph Gnägi n’en dira pas plus : «Pour tout le reste, nous nous référons à une interpellation en suspens sur le plan politique, dont nous ne voulons pas anticiper la réponse.»

Aussi près que possible de l’événement

En effet, une interpellation des députées Christa Ammann (gauche alternative) et Tanja Bauer (socialiste) sur la manière dont la police cantonale bernoise a traité les journalistes ce 22 septembre a été déposée devant Grand Conseil bernois. Les réponses qui devront y être apportées pourraient clarifier l’existence ou non de directives internes sur le comportement à adopter à l’égard des journalistes et sur le caractère public ou pas de ces textes. «Comme je l’ai expliqué, nous ne voulons pas préjuger de la réponse à cette intervention politique, notamment sur la deuxième partie de la question», explique Christoph Gnägi.

«Les questions soulevées par ces divers incidents sont importantes et méritent d’être clarifiées dans l’ensemble des cantons», note pour sa part le secrétaire général de RSF Suisse Denis Masmejan, également chargé d’enseignement en droit des médias à l’Université de Neuchâtel. «Ce qui est fondamental, c’est que les représentants des médias puissent exercer leur rôle de témoins aussi près que possible de l’événement. Le cadre constitutionnel en vigueur en Suisse le leur garantit en principe. Encore faut-il que les diverses pratiques de la police, encadrées ou non par des directives internes, n’entravent pas ce nécessaire travail d’information. RSF Suisse restera très attentif à ces problèmes.»

Bettina Büsser, coordinatrice RSF pour la Suisse alémanique

Cet article a été publié dans l’édition de décembre 2020 de notre newsletter.

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