L’auditoire est comble, ce mercredi 7 octobre à l’Université de Lausanne-Dorigny, pour entendre le journaliste Jean-Philippe Ceppi, producteur de Temps présent, soutenir – avec succès – sa thèse de doctorat en histoire (Photo DR). Le thème : la caméra cachée en journalisme de télévision en France, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et en Suisse (1960-2015). Six cent septante cinq pages serrées, une prouesse – saluée en connaissance de cause par le jury de thèse – pour quelqu’un qui a bouclé ce tour de force en assumant des responsabilités professionnelles contraignantes en parallèle. Reporter au long cours, du Rwanda en plein génocide à l’Afrique du Sud et au Kenya, Jean-Philippe Ceppi s’est toujours fait du journalisme d’investigation une idée offensive et pugnace – en digne fils spirituel du journaliste Roger de Diesbach. Rencontre.

– Pourquoi avoir choisi ce sujet ?

– Jean-Philippe Ceppi : J’étais frappé par le fait que des reportages très spectaculaires et très significatifs étaient tournés en caméra cachée un peu partout dans le monde, y compris dans des pays comme le Ghana ou l’Inde. En 2003 par exemple, la BBC diffusait The Secret Policeman, un documentaire réalisé en caméra cachée par un reporter infiltré au sein de la police de Manchester, qui démontrait le racisme des policiers. En même temps, une sorte de filet répressif s’abattait en Suisse. A peu près à la même époque, les journalistes de Kassensturz, l’émission de consommation de la télévision alémanique, étaient condamnés pour avoir piégé un courtier en assurances – avant d’être blanchis, beaucoup plus tard, par la Cour européenne des droits de l’homme. L’usage de la caméra cachée dans un Temps présent sur les tueurs à gage, en 2012, avait créé de très forts remous à l’interne. Et donc je me suis dit que quelque chose ne jouait pas en Suisse. Entre 2008 et 2015, on vivait sous un embargo généralisé sur la caméra cachée. L’autre raison, c’est que j’avais envie, intellectuellement, d’approfondir le sens de mon métier. Et comme j’avais une attirance pour l’histoire, que j’avais étudiée à l’Université, je me suis lancé dans un doctorat.

– A parcourir votre thèse, on a l’impression que les médias anglo-saxons ont été les précurseurs dans l’utilisation de la caméra cachée. Est-ce exact ?

– Ce n’est pas exact pour le journalisme sous couverture, qui est en quelque sorte l’antécédent de la caméra cachée. Déjà au 19e siècle, et cela aussi bien en France que dans le monde anglo-saxon, des journalistes se dissimulent ou se déguisent pour découvrir des informations cachées. Mais c’est vrai qu’avec l’apparition de la télévision, c’est bien en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis que se trouvent les pionniers de l’utilisation de la caméra cachée. Il faut dire qu’en France, de même qu’en Suisse, le couperet tombe très rapidement. Les lois vont interdire l’usage de la caméra cachée pour protéger le droit à la vie privée et au secret. La question de l’intérêt public prépondérant qui doit pouvoir justifier, lorsqu’il est avéré, l’engagement d’un tel moyen est quasiment absente du débat, alors qu’elle est très présente en Grande-Bretagne dès la fin des années 60. Disons aussi que l’idée même du journalisme d’investigation n’existe guère avant les années 1980 dans l’espace francophone – à la notable exception du Canard Enchaîné –, alors qu’elle est vivace aux Etats-Unis dès le début du 20e siècle. Quand j’ai commencé le journalisme, à la fin des années 1980, les journalistes d’investigation en Suisse se comptaient encore sur les doigts d’une main ou presque.

– Pourquoi cette frilosité helvétique ?

– Il ne faut pas négliger le cadre constitutionnel et légal. Aux Etats-Unis, le 1er Amendement exprime une aspiration majeure à lier étroitement la liberté des journalistes à la bonne santé d’une démocratie. En Grande-Bretagne, paradoxalement, c’est la concurrence économique effrénée – qui remonte au 19e siècle – qui joue un rôle déterminant dans la liberté des journalistes. Les éditeurs des grands journaux sont très puissants et aucune entrave ne doit limiter la concurrence qu’ils se livrent entre eux. L’inconvénient a certes été le développement d’une presse tabloïd sans freins mais l’avantage, c’est que les journalistes de télévision ont revendiqué la même liberté d’enquêter sous couverture que celle qui avait été reconnue à la presse écrite.

La France de la seconde moitié du 20e siècle est restée longtemps sous la coupe d’un gaullisme très autoritaire, du moins sur la fin. Quant à la Suisse, j’ai envie de citer la devise du Canard Enchaîné : la liberté de la presse ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. Les journalistes en Suisse ont peu usé de cette liberté. Pourquoi ? Je n’ai pas de réponse définitive. Est-ce notre culture atavique de la discrétion et du secret, le puritanisme ? En tout cas, notre pays est gêné aux entournures avec l’idée de transparence. Pour ce qui est plus précisément de la caméra cachée, je constate une sorte d’anachronisme de la Suisse, un décalage d’avec cette marche du monde vers davantage de transparence, grâce notamment aux lanceurs d’alerte. Et l’on n’en est pas sorti. Je vois encore de grandes batailles juridiques à mener. La télévision alémanique l’a fait en son temps dans l’affaire Kassensturz, mais il y en a une autre aujourd’hui à lancer contre l’application de l’article pénal sur le secret bancaire aux journalistes qui publient des données bancaires volées.

– Dans les années 60, le directeur adjoint de la BBC de l’époque, Oliver Whitley, qui défendait pourtant l’usage de la caméra cachée, admettait qu’y avoir recours, c’était « to skate on dangerously thin ice » – formule qui donne son titre à votre thèse. Le risque d’abus est réel, non ?

– Je ne le conteste pas. Le risque c’est de dégainer la caméra cachée à tout bout de champ – parce que ça dope les audiences – sans que son utilisation soit justifiée par un intérêt public prépondérant. Il faut un cadre strict. Sinon, on tombe dans la disproportion entre le moyen employé et les faits révélés, on finit par tirer sur des mouches avec un canon. Le journalisme de consommation aux Etats-Unis a parfois cédé à ce travers. Il y a un risque de voyeurisme, mais il faut bien s’entendre sur ce mot car répondre à la curiosité du public, c’est l’essence du journalisme. L’exemple le plus emblématique des dérives possibles a probablement été, aux Etats-Unis, l’émission To Catch a Predator. Il s’agissait de téléréalité, des journalistes se faisaient passer pour des mineurs et attiraient des pédophiles dans une maison truffée de micros et de caméras. La police était prévenue au préalable et les arrestations étaient filmées. L’émission a été stoppée après que l’un des protagonistes s’est suicidé devant les caméras.

J’ai personnellement porté une caméra cachée dans un bordel à Lausanne. Il s’agissait d’un sujet de Temps Présent, Sex is money, consacré à la prostitution. La séquence faisait l’ouverture. Je reconnais aujourd’hui qu’elle n’était pas nécessaire. C’était de la très bonne illustration, les femmes n’étaient pas reconnaissables, mais la séquence met mal à l’aise. On aurait pu faire autrement.

– La caméra cachée est aussi un moyen efficace de faire rire. Quel rapport entre la dissimulation à des fins de divertissement et à des fins d’investigation ?

– Ce sont des dispositifs télévisuels distincts mais qui ont la téléréalité pour point de convergence. L’émission Undercover Boss – diffusée aux Etats-Unis, adaptée d’une émission britannique, et actuellement en version française sur M6 sous le titre Patron incognito – est un bon exemple de cette convergence. Le dirigeant d’une grande entreprise est infiltré en caméra cachée dans sa propre société. C’est une immersion sociale passionnante et le patron, à la fin, est débriefé, on lui demande ce qu’il a constaté. Une telle utilisation de la caméra cachée est à la fois divertissante et riche de beaucoup d’enseignements. Afin d’illustrer les débats actuels sur la définition et les relations entre les genres, Temps Présent a pour projet réunir huit personnes de genres différents dans des locaux équipés de caméras. Les participants le savent, mais nous pensons que l’expérience fera apparaître des choses intéressantes.

– Le numérique et le risque de manipulation qu’il recèle ne va-t-il pas sonner le glas de la caméra cachée et de l’idée qui lui est consubstantielle, à savoir que les images ne mentent pas?

– Je poserais une question préalable : sera-t-il encore nécessaire de recourir à la caméra cachée alors qu’il y a 5 milliards de téléphones portables dans le monde qui permettent pratiquement de tout filmer à tout moment ? Ce que le numérique ne va pas changer, c’est le rôle des journalistes consistant à vérifier et à contextualiser les images. Prenons l’exemple des exactions commises à Boutcha en Ukraine. Le New York Times avait quatre sources : les images satellites, les images tournés sur place par des internautes et diffusées sur les réseaux sociaux, les caméras de surveillance et les témoignages recueillis sur place. C’est cela à mes yeux le journalisme d’investigation de demain.

– S’il fallait citer une émission emblématique justifiant l’usage de la caméra cachée, laquelle choisiriez-vous?

– Une émission proche de nous puisqu’il s’agit d’un Temps Présent qui m’a beaucoup marqué : « Les vieux ont-ils des têtes à claques ? ». C’était en 1997, TP avait utilisé des images réalisées clandestinement par des employés d’un EMS qui montraient comment des personnes âgées étaient attachées. L’émission avait suscité de très vives tensions internes, pour toutes sortes de raisons. Il n’empêche que ces images avaient sidéré la Suisse romande, déclenchant dès le lendemain un torrent de réactions, des articles de presse, puis un débat au Grand Conseil vaudois, une commission d’enquête. Tout cela a débouché sur des améliorations considérables dans la prise en charge des pensionnaires d’EMS. Et l’on parle d’une minute trente d’images ! Je pense qu’elles ont changé notre regard sur les EMS. Ce qui serait intéressant maintenant, c’est de travailler sur l’impact des images en caméra cachée, de voir ce qu’elles ont pu faire changer.

Propos recueillis par Denis Masmejan, secrétaire général de RSF Suisse

Jean-Philippe Ceppi : « Glisser sur une glace dangereusement fine » – La caméra cachée en journalisme de télévision, France, Etats-Unis, Grande-Bretagne, Suisse (1960-2015) (à paraître).

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