Menaces, intimidations, interpellations, poursuites judiciaires, refus d’autorisations et d’interviews, saisies de matériel, expulsions… A l’occasion de la Journée mondiale des réfugiés le 20 juin 2018, Reporters sans frontières (RSF) dénonce les obstacles délibérément mis en place par les Etats pour entraver la couverture médiatique de la plus grave crise humanitaire du début du XXIe siècle.

Jamais, il n’avait imaginé que son reportage sur un centre d’accueil de migrants dans la région de Catane en Sicile se terminerait ainsi. Quand le journaliste de la Repubblica Alessandro Puglia ramène à sa rédaction des témoignages édifiants de réfugiés dénonçant “être traités comme des animaux”, il est convaincu que les faits rapportés vont permettre l’ouverture d’une enquête. La justice italienne s’est bien saisie de l’affaire. Mais c’est lui, le journaliste, qui s’est retrouvé poursuivi pour diffamation. Lui, qui a découvert ce centre où les droits élémentaires des migrants étaient bafoués, qui s’est retrouvé insulté, et menacé sur les réseaux sociaux. Son procès aura lieu en octobre 2018. Le plus dur, le plus “inacceptable” pour Alessandro Puglia, c’est d’être face à “une forme légale d’intimidation” destinée à “décourager les journalistes de faire leur travail”.

Dans le sud-est de la France, dans les régions frontalières avec l’Italie, les journalistes qui couvrent les questions migratoires ont appris à faire face à une autre “forme légale d’intimidation”. Celle des forces de l’ordre. “C’est le seul sujet où j’ai rencontré autant de pressions”, constate le photographe Laurent Carré qui a pourtant l’occasion, en tant que correspondant régional pour plusieurs quotidiens, dont Libération, de régulièrement faire des reportages avec la police. Le photoreporter ne compte plus le nombre de fois où il a dû montrer sa carte de presse et affirmer son “droit à pouvoir photographier” des réfugiés en présence de forces de l’ordre sur la voie publique, “face à des policiers qui lui assurent le contraire”. Fin janvier 2017, il se retrouve même malmené et mis à terre par des gendarmesqui viennent de débarquer en force chez l’agriculteur Cédric Herrou, poursuivi pour délit de solidarité avec les migrants. Une autre fois, un gendarme mobile qui le reconnaît, l’apostrophe et lui dit: “Vous savez, monsieur, je vous conseille de ne plus travailler sur ces sujets-là, ou vous risquez d’avoir des problèmes”.

Interpellés en reportage

Le journaliste américain Spencer Wolff en a justement eu des problèmes. Alors qu’il tournait depuis plusieurs mois un documentaire pour documentaire pour The Guardian sur Cédric Herrou et les habitants solidaires des migrants dans la vallée de la Roya, à la frontière franco-italienne, il est interpellé fin juin 2017 et placé en garde à vue pendant “24 heures et 55 minutes” pour “aide à la circulation de personnes en situation irrégulière” par les mêmes gendarmes qu’il avait filmés quelques semaines plus tôt alors qu’il suivait ses interlocuteurs sur le terrain. “Ils savaient très bien que j’étais journaliste, mais ils m’ont longuement interrogé pour avoir des informations sur Cédric Herrou” se souvient Spencer Wolff. Dans la même région, six mois plus tôt, la directrice de publication du mensuel L’âge de Faire, Lisa Giachino, a passé près de 10 heures de garde à vue, après avoir été arrêtée par la police aux frontières (PAF) alors qu’elle suivait en reportage six mineurs érythréens. “Les policiers m’ont signifié ma garde à vue sans remettre en cause le fait que j’étais journaliste”, explique-t-elle dans un éditorial, avant de conclure : “la réalité, c’est que des centaines de soldats, de gendarmes, de policiers et de fonctionnaires de justice sont mobilisés dans les Alpes-Maritimes pour traquer les migrants et réprimer ceux qui les aident, voire ceux qui s’y intéressent.”

Derrière l’objectif officiel de démanteler des réseaux de passeurs, “il y a clairement une volonté d’entraver notre travail sur le terrain”, confirme le reporter indépendant Raphaël Krafft, auteur de nombreux sujets sur les exilés réalisés à Vintimille, sur l’Acquarius ou dans les cols alpins frontaliers, et notamment dans la région de Briançon où il a été interpellé, fin 2017, avec la journaliste du quotidien suisse interpellé, fin 2017, avec la journaliste du quotidien suisse Le Temps, Caroline Christinaz. “Mais ce n’est pas seulement la police qui nous empêche de travailler. On est aussi bloqué par les municipalités et les différents services de l’Etat qui ne répondent pas à nos sollicitations”. En France comme en Italie, constate-t-il, des demandes d’interviews d’acteurs officiels directement impliqués dans la gestion des migrants ou d’autorisation pour accéder à des camps de réfugiés n’aboutissent jamais. Le phénomène n’est d’ailleurs pas nouveau. En 2012 déjà, dans le cadre de la campagne “Open Access : Ouvrez les portes! On a le droit de savoir!”, Reporters sans frontières avait dénoncé l’impossibilité pour les journalistes de travailler dans les centres de rétention un peu partout en Europe.

“Nos sociétés ne peuvent faire l’économie d’une couverture journalistique des crises migratoires, aujourd’hui au centre du débat public en Europe et ailleurs, déclare Christophe Deloire, secrétaire général de RSF. Informer sur ce sujet ne saurait constituer un délit. Pourquoi alors interpeller et mettre en garde à vue les journalistes, saisir leur matériel ou leur interdire l’accès des centres de rétention et des camps de réfugiés? Les Etats ont le devoir et la responsabilité de ne pas entraver l’exercice du journalisme au prétexte d’arguments sécuritaires et de ne pas promouvoir une vision édulcorée d’une réalité souvent tragique. »

Des enquêtes qui révèlent des droits élémentaires bafoués

Les enquêtes et reportages sur les migrants “interpellent les pouvoirs publics sur l’illégalité de leurs pratiques. Délit de délaissement, non assistance à personne en danger, déni de minorité…. on est très souvent à la limite du droit”, observe Raphaël Krafft. C’est également le constat dressé par la journaliste Claire Billet et le photographe Olivier Jobard. Ensemble, ils ont franchi six frontières clandestinement pour documenter le chemin d’exil de cinq migrants entre Kaboul et Paris, courant 2013. Au large de la Grèce, le bateau sur lequel ils se trouvaient a été arraisonné et repoussé dans les eaux turques, après avoir été privé de son moteur. “Si nous avions été identifiés comme journalistes, jamais nous aurions pu témoigner que les gardes-côtes grecs pratiquaient la technique illégale du refoulement collectif”, expliquent-ils.

Repérés quelque temps plus tard à la frontière turque, Claire Billet et Olivier Jobard seront finalement interpellés, expulsés, condamnés à verser une amende et interdits de territoire pendant deux ans. Leur expulsion se passe dans de bonnes conditions. Quatre ans plus tard, alors que la situation s’est fortement dégradée pour les médias en Turquie après la tentative de putsch de juillet 2016, le journaliste italien Gabriele Del Grande en viendra à observer une grève de la faim pour sortir du centre de rétention dans lequel il est retenu depuis deux semaines, après avoir été arrêté lors d’un reportage sur les réfugiés à la frontière syrienne.

Contrôler une information sur une réalité indigne et inhumaine

Hors d’Europe, le tableau est encore plus noir. A Agadez au Niger, le carrefour des migrants guinéens, nigérians, maliens et soudanais, “le terrain est inaccessible”, même avec une carte de presse, les portes du centre de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) restent fermées, pourtant “on sait qu’il y a des milliers de migrants qui y vivent dans des conditions lamentables et ont à peine de quoi se nourrir”, explique le directeur de la radio Kaoucen, Ousmane Oumarou.

En Libye, c’est la peur au ventre que les journalistes se rendent désormais dans les centres de détention des migrants passés, depuis 2014, sous le contrôle des milices. Après un long parcours administratif pour obtenir les autorisations nécessaires, ils arrivent sur des lieux où “la réalité de ce que subissent les migrants a été visiblement maquillée” et où ils doivent “filmer des mises en scène précises sur ordre des miliciens”, témoigne un journaliste libyen contacté par RSF, et qui, pour des raisons de sécurité, doit conserver l’anonymat. “Par peur de représailles”, les journalistes s’exécutent. Ils filment ou arrêtent de filmer sur ordre : en juin 2015, il est “forcé d’interrompre l’interview d’un migrant qui pleurait en décrivant ses conditions inhumaines de détention”. L’année dernière, il voit, impuissant, les gardiens employer la force pour empêcher une femme enceinte de venir lui parler.

Les “goulag du Pacifique”, des trous noirs de l’information

Des milliers de personnes arrêtées sur leur parcours d’exil dépérissent loin des regards, des caméras et des micros, dans des trous noirs de l’information organisés par les Etats eux-mêmes. En imposant un traitement offshore des demandes d’asile après avoir externalisé ses centres de rétention sur des îles du Pacifique, l’Australie est parvenu à imposer une véritable chape de plomb sur ce qu’il se passe dans ce que certains ont baptisé les “goulags du Pacifique”. Pour empêcher l’accès de la prison mis à la disposition de l’Australie par la petite République de Nauru, l’île située au large de la Papouasie-Nouvelle-Guinée a notamment mis en place une politique de visa un peu particulière : les frais de demandes de visa s’élèvent à 8 000 euroset sont non remboursables, même en cas de refus, ce qui est généralement le cas. Pour limiter l’attention médiatique, le gouvernement nauruan a également trouvé une solution radicale : bloquer l’accès à Facebook pendant près de trois ans.

Sur l’île papouasienne de Manus, les demandeurs d’asile détenus à la demande de l’Australie, ont encore un accès limité et coûteux à internet. C’est ce qui permet au journaliste Behrouz Boochani de documenter depuis 2014 la réalité et les conséquences de la politique d’immigration australienne. Les journalistes sont en principe bannis de l’île. Mais Behrouz Boochani a la particularité d’être lui-même un réfugié incarcéré. C’est donc de l’intérieur, que ce journaliste kurde iranien relate sur Twitter, Facebook et dans la presse anglo-saxone, l’effroyable et “la lente agonie” des réfugiés “terrifiés”, victimes d’un “système carcéral sadique”.

Documenter de l’intérieur, une activité risquée

Dénoncer de l’intérieur les mauvais traitements, voire les tortures et les exactions dont sont victimes des réfugiés dans les centres de détention ou les camps où ils sont entassés n’est pas sans risque. Le 24 mai dernier, le journaliste syrien Abdel Hafez al Houlani, originaire de Homs et qui vit depuis 2015 dans le camp de réfugié d’Aarsal dans l’est du Liban, a été arrêté, puis maintenu en détention et maltraité pendant six jours. Lors de son interrogatoire, lorsqu’il a reconnu être le directeur du bureau de presse de l’Union des Syriens pour la défense des prisonniers et le correspondant du site d’information Zaman Al Wasil, et qu’il couvrait “tout ce qui touche aux réfugiés syriens dans le camp d’Aarsal, comme les raids de l’armée libanaise, et ses arrestations régulières”, les insultes ont redoublé. Finalement relâché, il a depuis déjà été convoqué à deux reprises par les autorités libanaises. Abdel Hafez al Houlani se sait surveillé. Il craint aujourd’hui pour sa vie.

Deux journalistes birmans, Minzayar Oo et Hkun Lat ont aussi craint le pire en septembre 2017. Arrêtés alors qu’ils couvraient l’afflux de plusieurs centaines de milliers de réfugiés rohingyas à la frontière du Bangladesh, ils se sont notamment retrouvés accusés par les autorités bangladaises de ”divulgation de fausses nouvelles et d’espionnage”. La suspicion à leur égard a été d’autant plus forte que les journalistes birmans ne sont pas en principe autorisés par leur propre État à franchir la frontière et qu’ils peuvent encore moins couvrir les exactions qui poussent les Rohingyas sur les routes de l’exil. Au-delà des entorses au droit international humanitaire que certains Etats cherchent à masquer en intimidant les journalistes, ce sont aussi leurs choix politiques qui sont ainsi passés sous silence et tout simplement niés.

Reporters sans frontières

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