Le printemps dernier, le fonds de soutien et de solidarité de Reporters sans frontières (RSF) Suisse a contribué aux coûts du procès en appel devant le Tribunal cantonal de Lucerne de la journaliste Jana Avanzini. Cette dernière a été condamnée pour violation de domicile pour être allée faire un reportage sur des squatters occupant illégalement une vieille villa à Lucerne (photo Keystone-ATS). Aux yeux de RSF Suisse, cette condamnation n’est pas compatible avec la liberté de la presse. Le dossier est actuellement devant le Tribunal fédéral. Notre organisation espère un jugement favorable de la haute cour.

L’affaire remonte au printemps 2016. Jana Avanzini travaille à l’époque pour le média en ligne édité à Lucerne Zentralplus.ch. A ce moment, la ville parle beaucoup d’une vieille villa de maître toute proche du centre laissée inoccupée par son propriétaire. Un groupe d’activistes baptisé «Gundula» squattent les lieux depuis peu. Mais leur expulsion semble imminente. Jana Avanzini veut aller voir de quoi il retourne.

Une longue et coûteuse procédure

Elle passera quelques heures dans la maison à observer et à interroger les occupants, elle en rapporte un reportage et le publie. Quelques mois plus tard, elle est convoquée par la police pour y être entendue comme prévenue. Le maître des lieux, l’homme d’affaires lucernois Jørgen Bodum, a en effet déposé contre elle une plainte pénale pour violation de domicile.

C’est le point de départ d’une longue et coûteuse procédure qui n’est pas terminée et qui devrait connaître son épilogue ces prochains mois devant le Tribunal fédéral. Pour se faire une idée des méandres de ce dossier, en voici le détail: Jana Avanzini est d’abord condamnée par une ordonnance pénale du Ministère public de Lucerne à 5 jours-amende avec sursis et à une amende de 100 francs. Elle fait opposition, le procureur revient en arrière et annule la condamnation. Mais le plaignant dépose un recours et le Ministère public se voit contraint rétablir sa première condamnation. Jana Avanzini s’oppose alors une nouvelle fois et le dossier atterrit sur le bureau d’un juge du tribunal de première instance. Celui-ci confirme la culpabilité de la journaliste en alourdissant légèrement la peine : 5 jours-amende avec sursis, mais une amende portée cette fois à 500 francs, les frais de justice en plus, soit un total de 2’296,35 francs exactement. Sans compter les frais d’avocat.

Fonds de soutien et de solidarité

Jana Avanzini doit-elle tenter sa chance et saisir le Tribunal cantonal ? La journaliste et Zentralplus.ch s’interrogent. L’affaire pose une question de principe. Accepter le verdict, c’est accepter qu’on ne puisse pas faire un reportage dans un squat sans être à la merci d’une plainte du propriétaire. Avec l’appui de son média, Jana Avazini fera donc appel devant le Tribunal cantonal lucernois. Mais les frais vont être importants. Un appel de fonds public est lancé et Reporters sans frontières Suisse, qui suit désormais l’affaire avec le plus grand intérêt, propose son aide.

La section suisse de RSF a en effet mis sur pied un fonds de soutien et de solidarité à l’occasion son 25e anniversaire, en 2015. Ce fonds, qui a reçu une dotation totale de quelque 160’000 francs depuis sa création, est d’abord destiné aux journalistes en exil qui ont dû fuir leur pays en raison de leurs activités professionnelles et qui ont besoin d’aide. Mais ce fonds peut aussi, exceptionnellement, soutenir des journalistes exposés à des poursuites judiciaires en Suisse lorsque la liberté de la presse est en jeu. La commission interne de RSF Suisse qui se prononce sur l’utilisation de ce fonds parvient à la conclusion que le cas de Jana Avanzini est de ceux-là et décide de contribuer à hauteur de 5’000 francs aux coûts du procès en appel.

Nouvelle condamnation

Sans succès: Jana Avanzini est à nouveau condamnée par le Tribunal cantonal lucernois. Le jugement est certes légèrement plus favorable à la liberté de la presse sur certains points que les verdicts précédents, mais la journaliste n’obtient pas son acquittement pur et simple – ce qui, pour RSF Suisse, devrait être la conclusion logique de cette affaire.

Les journalistes, c’est important de le rappeler, ne sont pas au-dessus des lois et notre organisation ne le revendique pas. En soi, la liberté de la presse ne donne pas le droit de de violer la loi. Mais la liberté de la presse est un droit protégé par la Constitution fédérale et par des traités internationaux signés par la Suisse, en particulier la Convention européenne des droits de l’homme. Or la Constitution et le droit international ont une force supérieure aux lois. Les lois doivent donc être interprétées et appliquées d’une manière conforme à la Constitution et aux traités internationaux.

C’est exactement ce que réclame RSF Suisse dans ce cas. La condamnation de Jana Avanzini est-elle conforme à la liberté de la presse telle qu’elle est protégée par la Constitution et par la Convention européenne des droits de l’homme? Il y a des raisons d’en douter. Les restrictions à la liberté de la presse doivent reposer, selon l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, sur un «besoin social impérieux» et apparaître comme «nécessaires dans une société démocratique», notamment pour protéger les droits d’autrui.

Un but légitime

Dans le cas précis, la journaliste n’est pas elle-même la cause de l’atteinte aux droits du propriétaire constituée par la présence d’occupants illégaux. Sa venue dans la villa n’a pas eu d’incidence non plus sur l’ampleur de cette atteinte. Et Jana Avanzini peut se prévaloir d’un but légitime: il ne s’agissait ni de squatter la villa, ni de soutenir les occupants, mais de rendre compte d’un événement dont le public avait un intérêt légitime à être informé –  la justice lucernoise l’a d’ailleurs reconnu. Dans ces conditions – c’est le point de vue de notre organisation – la condamnation de la journaliste représente une atteinte disproportionnée au droit des médias de rapporter certains événements lorsque ceux-ci se déroulent dans un cadre illégal.

Le Tribunal fédéral acquittera-t-il la journaliste? Réponse sans doute l’an prochain. Si elle est condamnée, Jana Avanzini aura encore la possibilité de saisir la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg.

Denis Masmejan, secrétaire général RSF Suisse

Cet article a été publié dans l’édition de décembre 2020 de notre newsletter.

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