Le 1er avril dernier, dans une forêt située au nord de Kyiv, non loin du village de Moshchun, trois policiers ukrainiens découvrent enfin le corps de Maks Levin, 40 ans, l’un de photoreporters de guerre ukrainiens les plus expérimentés et l’une des figures de la profession (Image: Maks Levin dans la région de Donetsk en 2018, AP Photo/Inna Varenytsia).

La veille, 31 mars, la carcasse incendiée de sa Ford Maverik avait déjà été repérée au même endroit, grâce à sa plaque d’immatriculation, ainsi qu’un corps à demi calciné allongé à côté du véhicule. Celui, identifié plus tard, d’Oleksiy Chernyshov, un militaire ami de Maks, qui l’accompagnait ce jour-là pour assurer sa sécurité.

Sur le corps de Maks Levin, trois impacts de balle, un sur le torse et deux à la tête. Le photoreporter est en civil et porte, comme le veulent les consignes données aux journalistes, un brassard bleu analogue à celui qu’arborent les soldats ukrainiens. Oleksiy Chernyshov, lui, est en treillis militaire.

Les proches de Maks Levin et d’Oleksiy Chernyshov étaient sans nouvelles d’eux depuis le 13 mars. Le dernier signe de vie reçu par la compagne de Maks est un message vocal déposé à 11h23 ce jour-là. Les deux hommes étaient partis pour tenter une nouvelle fois de récupérer le drone dont se servait Maks Levin pour son travail, expose le rapport publié le mois dernier par RSF au terme d’une mission d’enquête effectuée sur place du 24 mai au 3 juin.

Panne de batterie

L’appareil, suite à une panne de batterie, était tombé dans la forêt quelques jours auparavant sans que le photographe parvienne à le retrouver. La zone se situait à proximité immédiate des combats, alors que les Russes n’avaient pas encore interrompu leur offensive sur Kyiv et que les affrontements, dans la région, étaient d’une exceptionnelle intensité.

La justice ukrainienne a ouvert une enquête sur la mort des deux hommes, qu’elle mène conjointement avec la Cour pénale internationale afin d’établir la possible commission d’un crime de guerre. Afin d’apporter sa contribution aux investigations officielles, Reporters sans frontières a cherché, sur place, à reconstituer les faits et à récolter des informations pour les transmettre aux autorités judiciaires compétentes.

Outre plusieurs proches de Maks Levin, la délégation de RSF comprenait notamment Arnaud Froger, chargé des investigations auprès du secrétariat international de l’organisation, ainsi que le célèbre photoreporter français Patrick Chauvel dont RSF vient d’éditer un album de photographies embrassant cinquante ans d’activités sur la plupart des conflits de la planète. Patrick Chauvel tenait à participer à cette mission : à la fin du mois de février, dans les premiers jours de la guerre, Maks Levin lui avait en effet servi de « fixeur », ces auxiliaires locaux indispensables sans lesquels les reporters étrangers ne peuvent guère opérer dans une zone de conflit.

La carcasse incendiée de la voiture est là

Le 28 mai, après une première tentative infructueuse deux jours auparavant, la délégation de RSF parvient enfin à l’endroit où, dans la forêt, les deux corps ont été retrouvés. La carcasse incendiée de la voiture est là, criblée de 14 impacts de balles. Les marques de ces tirs sur les arbres avoisinants permettent de conclure que le véhicule était à l’arrêt lorsqu’il a été touché. A l’intérieur, deux projectiles sont retrouvés, l’un de 5.45 millimètres, le calibre des Kalachnikov équipant les troupes russes, l’autre d’un diamètre plus important qui pourrait correspondre aux armes des forces spéciales russes. A côté de la voiture, à proximité de l’endroit où gisait le corps brûlé d’Oleksiy Chernyshov, un jerrican d’essence.

Les photos prises au moment de la découverte du corps de Maks Levin près de deux mois auparavant permettent à l’équipe de RSF d’en localiser très précisément l’emplacement, à 17 mètres à l’arrière du véhicule. Juste à cet endroit, fichée dans le sol à une profondeur de 15 centimètres, une balle de 5.45.

Cet élément en particulier semble indiquer « qu’il a probablement été abattu par une voire deux balles tirées à courte distance alors qu’il se trouvait déjà au sol », note les auteurs du rapport, qui ont également retrouvé sur place des traces de la présence des troupes russes – emballages de nourriture et couverts en plastique sur lesquels des traces ADN pourraient demeurer et être exploitées.

Froide exécution des deux hommes

L’ensemble des éléments recueillis sur place ainsi que ceux qu’ils ont pu consulter font pencher les auteurs du rapport vers la froide exécution des deux hommes selon deux scénarios envisageables. Dans le premier, les deux Ukrainiens, qui se sont aventurés avec leur voiture, sans s’en rendre compte, dans une forêt déjà tenue par les troupes russes sont pris pour cibles et abattus aisément. Selon le second, leur voiture est interceptée à un croisement dans la forêt, Oleksiy Chernyshov est désarmé, puis les deux hommes sont conduits un peu plus loin, contraints de sortir de leur véhicule, interrogés séparément puis abattus, Oleksiy Chernyshov pouvant avoir été brûlé vif comme le laisserait supposer la position de son corps quand il a été retrouvé.

Maks Levin n’était pas armé le jour où il est mort. Les témoignages recueillis par RSF sont unanimes : le photoreporter n’a jamais fait partie d’une unité militaire, et s’il utilisait un drone, c’était pour documenter l’invasion des troupes russes dans le cadre de son travail d’information. S’il lui est arrivé de fournir des images aux forces ukrainiennes, l’utilisation de son drone « s’inscrivait d’abord dans une démarche journalistique, comme l’a confirmé son entourage et comme le montrent les images vendues à des médias depuis le début de l’invasion russe », note RSF dans son rapport.

La dernière image prise avec son drone avant qu’il ne le perde en atteste : elle montre comment les Russes occupaient les maisons et stationnaient leurs blindés à proximité immédiate ou dans les cours des habitations pour s’en servir comme de boucliers civils afin d’empêcher les tirs ukrainiens. L’image était de mauvaise qualité. Maks Levin était sans doute impatient de retrouver son drone pour disposer de meilleures photos.

Denis Masmejan, secrétaire général de RSF Suisse

Lire le rapport de RSF

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