Alors que le Parlement allemand a adopté le projet de loi du gouvernement fédéral pour réformer la loi sur les services de renseignement, ou loi sur le BND, Reporters sans frontières (RSF) exprime son inquiétude quant aux conséquences de la surveillance des journalistes et de leurs sources mise en place par le service du renseignement extérieur allemand.
La nécessité d’une protection spécifique pour les communications entre les professionnels des médias et leurs sources a, pour la première fois, été reconnue par la loi allemande. Toutefois, en dépit d’avancées certaines, les législateurs ne sont pas parvenus à empêcher la surveillance numérique des collaborateurs de médias étrangers et le fait que des informations recueillies par le service du renseignement extérieur allemand, le BND (Bundesnachrichtendienst), puissent être utilisées à mauvais escient par des États autoritaires.
En mai 2020, après avoir examiné une plainte déposée par RSF et plusieurs journalistes internationaux, la Cour constitutionnelle fédérale allemande de Karlsruhe a estimé que la base juridique de la surveillance de masse du flux de données sur internet par le BND était inconstitutionnelle. Elle a notamment exigé une révision de la loi sur le BND afin qu’elle inclut des dispositions visant à mieux protéger la confidentialité des communications dans le cadre de relations confidentielles de confiance (Vertraulichkeitsbeziehungen) entre les professionnels des médias et leurs sources.
« La loi ne répond pas aux exigences de l’arrêt de la Cour, et encore moins à celle, fondée sur les droits humains, de trouver le bon équilibre entre les intérêts en matière de sécurité et le droit à la confidentialité des communications, déclare le directeur de RSF Allemagne, Christian Mihr. Peu de choses ont réellement changé en termes de pratiques de surveillance. Le BND peut continuer à espionner les communications à grande échelle, et a même obtenu des pouvoirs supplémentaires dans le domaine du piratage. Il a le droit de collecter, sans restrictions, des données sensibles sur les professionnels des médias et leurs contacts, et de les transmettre à d’autres services de renseignement. Nous envisageons donc de porter l’affaire devant la Cour constitutionnelle. »
En décembre 2020, le gouvernement allemand a adopté un projet de loi qui avait été vivement critiqué par RSF. L’organisation s’était notamment opposée au maintien de la pratique consistant à transmettre des données de trafic non filtrées – telles que des informations sur qui communique avec qui et quand par e-mail, ainsi que l’objet de ces communications. Elle avait également critiqué le fait qu’en vertu de la nouvelle loi, le BND lui-même décidera qui est considéré comme journaliste et bénéficie donc de la protection afférente. Selon RSF, cela irait à l’encontre de l’objectif d’une surveillance que doit mener l’agence de renseignement.
La volonté de RSF de faire réviser la loi afin de garantir une meilleure protection aux professionnels des médias a été soutenue, entre autres, par la représentante de l’OSCE pour la liberté des médias, Teresa Ribeiro. Début mars, des critiques faisant écho aux préoccupations de RSF concernant le projet de loi ont été formulées lors d’une réunion d’un panel de spécialistes au sein du Comité des affaires intérieures, le principal sur cette question. Plusieurs experts juridiques ont également exprimé des inquiétudes quant à la constitutionnalité du projet de loi. En conséquence, le Comité a décidé d’apporter certaines améliorations au projet du gouvernement. Ainsi, le texte stipule désormais que le processus qui permet au BND de juger quelles relations relèvent de la catégorie des relations confidentielles de confiance doit être documenté, afin de faciliter un contrôle indépendant de ces décisions. En outre, les critères de surveillance par le BND de la communication journalistique lorsque la sécurité intérieure de l’Allemagne est considérée comme étant en danger ont été renforcés.
Il reste qu’en dépit de ces changements, les principales critiques exprimées par RSF n’ont toujours pas été examinées. En permettant au BND de continuer, sans restrictions, à collecter, analyser et transmettre le flux des données des professionnels des médias et de leurs contacts à d’autres agences de renseignement, la loi ne modifie en rien la plupart des pratiques de surveillance actuelles. Elle établit une distinction douteuse entre les informations personnelles des individus dont les communications bénéficient d’une protection spécifique et les données soit disant non personnelles ou les données des terminaux, qui en disent souvent tout autant sur une personne, son réseau et son comportement.
En outre, le contrôle de l’agence de renseignement reste fragmenté ; les marges d’action des différents organes de contrôle sont trop limitées, notamment au regard des rapides progrès des technologies de surveillance. Dans le même temps, la loi donne au BND de nouveaux pouvoirs pour pirater les serveurs et les systèmes étrangers, ce qui élargit encore le champ d’action des services de renseignement en matière de surveillance de l’État. Au vu de ces importants manquements, RSF Allemagne et la Société pour les droits civils (GFF) envisagent de déposer une autre plainte constitutionnelle.
En Suisse, la surveillance du trafic internet et des satellites de télécommunications par le Service de renseignement de la Confédération (SRC) soulève aussi des contestations. En décembre 2020, le Tribunal fédéral a admis le recours déposé par l’ONG Digitale Gesellschaft ainsi que sept particuliers, dont plusieurs journalistes. Le dossier a été renvoyé au Tribunal administratif fédéral, avec pour mission d’évaluer si la surveillance pratiquée par les espions suisses porte atteinte aux droits fondamentaux des recourants, en particulier le secret rédactionnel des journalistes.
Dans ses considérants, le Tribunal fédéral rappelle que les mesures en question sont totalement secrètes et ne sont jamais divulguées aux intéressés, même rétrospectivement. Pour garantir aux individus le droit à un contrôle judiciaire effectif de leurs droits fondamentaux – qui découle de la Convention européenne des droits de l’homme –, il faut donc examiner, en quelque sorte dans l’abstrait, si le traitement présumé de leurs données personnelles par le SRC viole les libertés individuelles garanties par la Constitution et le droit international.
La décision du Tribunal administratif fédéral n’est pas attendue avant plusieurs mois.