Le professeur de droit Pierre Tercier (photo: www.rawkingphoto.ch) était président du groupe d’experts à l’origine des règles encadrant plus strictement les mesures provisionnelles lorsqu’elles frappent des médias. Il est aujourd’hui à la retraite mais reste un juriste très actif, notamment dans le domaine de l’arbitrage. Dans une interview qu’il a donné à Reporters sans frontières Suisse, il regrette la décision défavorable à la liberté de la presse prise en juin dernier par le Conseil des Etats contre l’avis du Conseil fédéral et sans l’audition du moindre expert. A ses yeux, le régime actuellement en vigueur mérite d’être maintenu. Il explique pourquoi.

– RSF Suisse: Les mesures provisionnelles contre les médias reposent sur un régime mis au point dans les années 1980. Quel rôle avez-vous joué à l’époque dans l’élaboration de ces dispositions ?

– Pierre Tercier : Il est exact que le régime spécial touchant les mesures provisionnelles contre les médias périodiques a été introduit dans le Code civil lors de la révision de 1983 portant sur les droits de la personnalité (art. 28 ss CC). C’était l’aboutissement d’un long processus de préparation : Une commission d’experts présidée par feu le juge fédéral Adolf Lüchinger avait développé un premier projet, lequel avait été sérieusement remis en cause dans la procédure de consultation. Un nouveau groupe d’experts fut alors chargé de reprendre le projet sur la base de cette consultation et de préparer le message. Ce groupe, dont j’ai assumé la présidence, était composé de plusieurs personnalités représentant tous les milieux.

L’adoption de la règle aujourd’hui rediscutée dans la révision du CPC a en effet suscité des discussions et des débats très nourris : la nécessité d’une protection accrue de la personnalité n’était en soi pas contestée, mais les éditeurs spécialement craignaient qu’elle revienne par certains aspects à  restreindre voire  annihiler leur liberté, en consacrant une forme de censure judiciaire. Il s’agissait donc pour le législateur de chercher un équilibre entre les deux intérêts.

– L’idée d’un régime à deux vitesses pour les mesures provisionnelles en matière de protection de la personnalité, avec un standard plus exigeant dès lors qu’elles visent un média, est issue des travaux du groupe d’experts que vous présidiez. Quelle en était la raison d’être ?

– La solution qui a été finalement choisie consiste en une pondération particulière de la gravité possible de l’atteinte. Pour ce qui est des médias, il ne suffit pas qu’il y ait risque d’une atteinte grave, il faut une atteinte « particulièrement grave ». Cette solution ne crée pas un privilège ; elle est justifiée par la particularité des mesures provisionnelles à l’encontre des médias. Par définition, une mesure provisionnelle est en effet « provisoire », puisqu’elle est censée ne s’appliquer que jusqu’à la décision au fond, qui la confirmera ou l’infirmera au terme d’une instruction complète. Or, en ce qui concerne les médias, la mesure « provisionnelle », dont est chargé le juge de première instance dans une procédure on ne peut plus sommaire, a un caractère particulier puisque de « provisoire » qu’elle est censée être, elle est en réalité le plus souvent « définitive » : Ce qui est en jeu, c’est la diffusion immédiate ou rapide d’un message en lien avec l’actualité, message que la mesure sert à bloquer; l’éventuelle décision au fond, qui interviendrait des semaines ou des mois plus tard et pourrait contredire la mesure, n’a dans la plupart des cas plus aucun sens. C’est ce que le régime veut éviter.

La personne qui serait visée ne reste d’ailleurs pas sans défense, puisque, en vertu du régime introduit alors en dépit de la forte résistance des milieux concernés, les médias sont contraints, en quelque sorte en contrepartie, d’accepter un droit de réponse selon l’art. 28g CC. A cela s’ajoute la possibilité, qui n’est pas seulement théorique,  d’une action en dommages-intérêts ou en réparation du tort moral.

– Pourquoi avoir exigé de la partie réclamant des mesures provisionnelles qu’elle démontre que l’atteinte qu’elle subirait à défaut de telles mesures serait propre à lui causer un préjudice « particulièrement grave » ?

– Celui qui doit en définitive trancher, c’est le juge des mesures provisoires. Il doit le faire rapidement, parfois à réception de la requête. L’introduction de l’adverbe « particulièrement » a pour but non de l’empêcher de prendre une telle mesure, mais de l’inviter à spécialement tenir compte dans son appréciation de la restriction qu’elle pourrait apporter à la liberté des médias. Le poids de l’atteinte doit être tel dans le cas particulier qu’il justifie une restriction de la liberté d’expression. La formulation est d’autant plus importante qu’elle s’adresse au Juge civil de première instance, lequel peut par vocation être plus sensible aux intérêts des particuliers qu’aux besoins de la liberté de la presse.

– Le régime actuel s’est-il révélé trop rigide, et donc trop favorable aux médias dans la pratique ?

– Il est toujours difficile de savoir comment les choses se sont passées en pratique, dans ce domaine spécialement, car il n’y a que peu de décisions publiées à ce sujet. Je n’ai toutefois pas eu vent de situations scandaleuses créées par la règle, en raison d’une protection excessive accordée aux médias. Si cela avait été le cas, on l’aurait su.

– La décision du Conseil des Etats vous a-t-elle surpris?

– Le Parlement est évidemment libre de modifier les projets que lui soumet le Conseil fédéral. Il est en l’occurrence surprenant qu’une décision qui touche de si près l’un des droits les plus fondamentaux de notre démocratie, soit prise contre l’avis du Conseil fédéral, qui ne l’avait pas proposée, et surtout sans qu’il ait été possible notamment aux médias de soutenir suffisamment le projet initial. La mesure mérite au moins une discussion approfondie.

– Dans votre ouvrage « Le nouveau droit de la personnalité » vous écriviez, à propos du régime spécial applicable aux mesures provisionnelles requises contre un média: « Ce qui est « privilégié » dans cette disposition, c’est l’intérêt que représente dans une société libérale l’existence de médias indépendants. » Etes-vous toujours de cet avis?

– L’âge aidant, je n’ai pas changé d’avis. Je continue au contraire à croire fondamentalement au rôle des médias dans une société libérale et démocratique comme la nôtre et il en existe de moins en moins. On ne peut interdire la communication de faits ou l’expression d’opinions qui peuvent toucher des personnes physiques ou morales, même et surtout s’il s’agit d’acteurs de la vie publique. Cela ne veut évidemment pas dire que les médias aient un blanc-seing et je suis souvent choqué comme d’autres par l’agressivité gratuite dont certains peuvent faire preuve. Mais la règle dans sa formulation n’exclut précisément pas une intervention en cas d’abus patents. Il faut éviter de jeter le bébé avec l’eau du bain.

– Les élus qui ont soutenu cette proposition ont affirmé qu’il ne s’agissait pas de protéger des personnalités publiques contre la curiosité des médias, mais plutôt le quidam qui se trouverait subitement sous le feu des médias. Cet argument était-il déjà présent à l’époque ?

– Je ne peux évidemment pas apprécier les motivations qui peuvent avoir animé les conseillers qui se sont prononcés pour la nouvelle formule. Je me souviens toutefois que, lors des discussions dans les commissions auxquelles j’avais alors participé, il était apparu que certains parlementaires s’étaient sentis directement concernés par la règle, ayant été parfois l’objet de sérieuses attaques.

– L’arrivée du web a bouleversé le débat public. Mais les droits de la personnalité ne sont-ils pas menacés aujourd’hui davantage par les internautes non journalistes que par les professionnels des médias ? Autrement dit, à supposer qu’une réforme soit nécessaire, la décision du Conseil des Etats ne se trompe-t-elle pas de cible ?

– Il est vrai que les réseaux constituent aujourd’hui l’un des canaux principaux pour des atteintes de plus en plus violentes à la personnalité. Or ils ne peuvent pas bénéficier du « privilège » que la règle veut accorder aux médias périodiques. S’il fallait renforcer la protection, c’est bien au premier chef contre les réseaux sociaux qu’il conviendrait d’agir avec plus de vigueur.

– Au vu du travail législatif extrêmement approfondi sur lequel repose le régime actuel, le législateur ne ferait-il pas preuve de légèreté en voulant le modifier sans le concours du moindre expert ni la moindre analyse de la part de l’administration ?

– Le Parlement a ses responsabilités et il ne m’appartient pas de les discuter. Je continue néanmoins de penser que la suppression de l’adverbe «particulièrement » donne un signal dangereux et semble encourager une restriction de plus à la liberté des médias, dont nous avons plus que jamais besoin.

Propos recueillis par Denis Masmejan

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