Editorial

Attentiste comme souvent, la Suisse a d’abord laissé l’Union européenne prendre les devants. Elle pourrait désormais suivre le mouvement et il faut s’en féliciter. S’inspirant de la réglementation européenne, le Conseil fédéral a mis en consultation ce printemps une révision de la loi suisse sur le droit d’auteur. Il propose d’y inscrire un droit dit « voisin » en faveur des médias. Le but est de contraindre les plateformes à verser une rétribution pour l’utilisation qu’elles font des contenus médiatiques. Par exemple, Google devrait payer pour avoir le droit d’afficher le titre et le début d’un article dans ses résultats de recherche. La rétribution serait partagée entre éditeurs et journalistes (photo Anthony Quintano / Creative Commons Attribution 2.0 Generic).

La section suisse de Reporters sans frontières soutient cette révision. Elle a adressé une prise de position en ce sens à l’Institut fédéral de la propriété intellectuelle qui conduit la procédure de consultation. Aux yeux de notre organisation, il est essentiel que la Suisse ne reste pas en marge des efforts déployés par l’Union européenne pour rétablir une forme d’équilibre entre les médias d’information et les grandes plateformes. Leur modèle économique, rappelons-le, repose pour une part non négligeable sur l’utilisation, jusqu’ici libre de droits, de contenus journalistiques.

C’est un premier pas important même si l’expérience européenne montre d’une part que les négociations entre les éditeurs et les plateformes rendues nécessaires par la nouvelle réglementation sont difficiles et que d’autre part les Etats membres n’ont pas encore tous mis en œuvre la directive de l’UE. L’intelligence artificielle, qui se nourrit elle aussi – pour partie – de la production des médias, nécessitera probablement d’autres adaptations. Pour autant, la révision de la loi sur le droit d’auteur qui vient d’être mise sur les rails ne doit pas être retardée : pour RSF Suisse, l’intelligence artificielle doit être traitée séparément.

Politique  opaque

Pour bien saisir les enjeux du « droit voisin », il faut replacer la question dans un contexte plus large. Les grandes plateformes ont cassé le lien direct qui existait entre les médias et leur public. Une part toujours plus importante de l’information journalistique ne parvient à la connaissance du public que par l’intermédiaire d’un réseau social ou d’une plateforme. Les géants de la tech occupent désormais une position de « gate keepers ». Leurs algorithmes et leur politique – opaque – de modération des contenus influencent toujours plus les informations que reçoivent les citoyens. C’est pour répondre aux préoccupations démocratiques que soulèvent ces développements que notre organisation a mis sur pied, sur le plan international, le Forum pour l’information et la démocratie et qu’elle a également élaboré un mécanisme de certification des médias d’intérêt général, la Journalism Trust Initiative.

Par ailleurs, la publicité, qui a longtemps représenté une part sinon majoritaire du moins déterminante des revenus de bon nombre des médias d’information privés, a migré dans une proportion très importante vers les plateformes, affaiblissant considérablement le modèle économique traditionnel sur lequel reposait le journalisme.

Cette double évolution ne peut laisser les démocraties indifférentes. L’Union européenne a pris plusieurs initiatives pour y répondre. Pour rendre les plateformes comptables de leur pouvoir d’influence sur le débat public, elle a adopté son Règlement sur les services numériques, plus connu sous le nom de son acronyme anglais DSA (Digital Services Act), entrée en vigueur l’an dernier. La directive qui instaure une obligation des plateformes de rémunérer les médias pour l’utilisation de leurs contenus date, elle, de 2019. C’est en raison du rôle que des médias libres et indépendants jouent dans une démocratie que l’Union européenne a décidé d’adapter sa réglementation.

Se méfier des apparences

Le Conseil fédéral se situe sur la même ligne, même si son avant-projet diffère de la réglementation européenne sur plusieurs points. Pour le moment, l’idée semble relativement bien accueillie en Suisse, mais il faut se méfier des apparences. Les grands éditeurs la soutiennent, les organisations de journalistes y sont majoritairement favorables, mais cela ne dit rien encore du soutien politique effectif qu’un tel projet est susceptible de recueillir au Parlement.

D’autant plus que la branche elle-même n’est pas unanime. L’association Médias d’avenir, qui regroupe plusieurs petits médias indépendants comme Republik, Zentralplus, la Wochenzeitung ou, en Suisse romande, Bon pour la tête et Sept, y est opposée. Elle note que les petits éditeurs profitent fortement de la diffusion par les plateformes et qu’il n’y aurait donc, de ce point de vue, aucune injustice à corriger. Elle relève aussi que le risque est grand de voir les plateformes réagir en renonçant à relayer des contenus journalistiques. Les grands éditeurs, craint également Médias d’avenir, sont ceux qui profiteraient le plus de l’instauration d’un droit voisin au détriment des plus petits. De manière générale, l’organisation redoute que le projet contribue à geler le débat sur l’aide publique aux médias.

Ces arguments méritent assurément d’être discutés, mais aucun n’est imparable et l’un au moins paraît quelque peu artificiel : rappelons que la Suisse avance, sur ce terrain, sous le parapluie européen, et qu’il y a peu de risques de voir les plateformes renoncer à relayer des contenus journalistiques sur le marché suisse uniquement. Ce n’est vraisemblablement que si elles mettaient une telle menace à exécution au sein de l’Union européenne que la situation deviendrait critique. Quant à l’avantage que les grands éditeurs pourraient en retirer indûment par rapport aux petits, il faut signaler que la réglementation proposée contient un mécanisme de péréquation pour la redistribution de la rémunération qui sera perçue – et c’est fondamental – par l’intermédiaire d’une société de gestion collective des droits d’auteur et non de manière individuelle. Notre organisation a proposé une formulation différente de ce mécanisme, plus favorable nous semble-t-il aux petits éditeurs.

Quoi qu’il en soit, ce serait une illusion de croire que le salut ne peut venir que de l’aide publique aux médias. Sur le plan fédéral, ce débat-là est largement dans l’impasse et menace de le rester pour un bon moment – indépendamment de l’introduction ou non d’un droit voisin en faveur des médias.

Denis Masmejan, secrétaire général de RSF Suisse

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