Bettina Büsser, représentante de RSF Suisse pour la Suisse alémanique

Déferlement de haine sur les réseaux sociaux, insultes, menaces, voire agressions: les professionnels des médias subissent parfois des attaques d’une incroyable intensité. Le phénomène n’est certes pas nouveau, mais la pandémie a accru le nombre de ces réactions ainsi que leur agressivité. RSF Suisse a interrogé plusieurs journalistes sur leurs expériences.

«Le virus, ce sont les médias»: c’est ce qu’on pouvait lire sur des affiches arborées par des manifestants le 19 mars dernier à Liestal (BL). Ils s’étaient réunis là pour exprimer leur rejet des mesures décrétées par les autorités afin de lutter contre la pandémie. Et apparemment, ceux qui se sentent la vocation de luttter contre ce «médiavirus» non seulement avec des critiques objectives mais aussi avec des insultes et des menaces sont toujours plus nombreux. Et certains vont même plus loin. A Altorf (UR) (photo de la manifestation Keystone-ATS), une équipe de 20 Minutes a été  harcelée et menacée, une pierre a même été lancée dans leur direction. A Liestal, cette détestation des médias a dégénéré: l’un des manifestants a frappé et blessé un jeune photographe au visage.

Il faut dire que les photographes, dans les manifestations, sont aisément identifiables et sont donc des cibles toutes trouvées. Chef photographe de Keystone-ATS, Alessandro della Valle en est parfaitement conscient. Ses collaborateurs lui ont rapporté que, lors des rassemblements des «anti-corona», ils étaient de plus en plus souvent pris à partie et insultés. «Les manifestants nous lancent des ‟presse menteuse”, ‟fake news” ou ‟j’espère que vous perdrez votre travail”, mais on entend aussi des expressions plus grossières comme ‟connards”.»

Un nouveau climat

Ce climat, selon lui, est nouveau, et il est propre à la pandémie. Les photographes de Keystone ne l’ont pas senti lors d’autres manifestations. Et selon lui, les agressions sont en hausse. Lors des manifestations de Berne et de Liestal en mars, les photographes de Keytone-ATS ont subi une hostilité verbale et des menaces massives, mais aussi des agressions physiques et des gestes menaçants : «Les deux photographes ont eu par instants des craintes pour leur intégrité physique.»

Le fait que les professionnels équipés de caméras et d’appareils photo soient plus faciles à repérer que les journalistes munis de leur seul calepin les expose évidemment davantage. Ce n’est pas nouveau. La télévision suisse alémanique SRF, explique ainsi son chef de la rubrique suisse Basil Honegger, procède depuis longtemps à une évaluation des risques avant d’envoyer ses équipes sur place couvrir certains sujets sensibles tels que les défilés du 1er-mai, les cortèges de supporters lors de certains matchs de foot ou les manifestations sur des thèmes politiquement délicats comme l’avortement.

«En fonction de cette évaluation, les journalistes et les équipes de tournage sont protégés par du personnel de sécurité ou le lieu de tournage est déterminé de manière à ce qu’ils puissent travailler à une distance sûre», précise-t-il. C’est désormais aussi le cas pour les manifestations des «antivax» et autres corona-sceptiques. «Lors de tournages en Suisse, le climat n’est pas tout le temps et partout plus dur, nuance Basil Honegger. Le phénomène reste ponctuel. C’est surtout sur les réseaux sociaux que le ton envers les médias s’est durci.»

Un phénomène exarcerbé par la pandémie

A la Radio Télévision Suisse (RTS), on reconnaît aussi que les insultes et les menaces contre les professionnels des médias ne sont pas un phénomène nouveau, mais «nous constatons qu’il s’est exacerbé à la suite de la pandémie et que les débats se polarisent, notamment sur les réseaux sociaux», explique Emmanuelle Jaquet, porte-parole du média de service public. La RTS offre aux personnes concernées une aide psychologique et juridique. Les professionnels des médias sont régulièrement «pris entre les défenseurs des libertés individuelles et les partisans de la sécurité sanitaire.» Selon la porte-parole, il s’agit le plus souvent d’insultes envoyées par lettre ou de courriels adressés personnellement à des professionnels visés ou publiées sur les médias sociaux. Les menaces sont rares, relève-t-elle. Mais il est arrivé récemment que des employés de la RTS reçoivent des enveloppes remplies de poudre. «Selon les analyses effectuées, la substance était non toxique.»

Cela dit, les journalistes ne vivent pas des situations délicates que depuis la pandémie. Ceux qui faisaient des recherches sur l’islamisme ou l’extrémisme de droite pouvaient parfois devenir la cible de menaces si graves que la police leur conseille parfois de changer de lieu de résidence. Même ceux qui travaillent sur des sujets moins sensibles sont exposés – au sein des rédactions, aucune rubrique n’est épargnée.

Journaliste scientifique au sein du quotidien Le Temps, Sylvie Logean note un ton «particulièrement dur» ces derniers mois: «Nous étions habitués à recevoir des lettres de lecteurs mécontents sur certains sujets controversés comme le changement climatique, mais le Covid a clairement engendré des lignes de fracture au sein de la société.» Elle s’abstient la plupart du temps de regarder les commentaires Facebook concernant ses articles – et lorsqu’elle le fait, il lui est arrivé de lire que «la journaliste avait du caca intellectuel à la place du cerveau». La journaliste répond toutefois aux courriels des lecteurs, même lorsqu’ils l’accusent d’exagérer et de semer la peur. La rubrique «Sciences & Environnement» du Temps, composé de trois journalistes, a également reçu des courriers dans lesquels leurs articles sont qualifiés de «dignes du caniveau», ou des menaces de poursuite pénales, voire même de «pendaison» pour «complicité génocidaire».

Menaces de mort

La journaliste de Heidi.news Annick Chevillot a reçu une menace similaire à la suite de l’un de ses articles sur la pandémie. Sami Zaïbi, qui a effectué une enquête sous couverture pour le même média autour d’une chaîne YouTube qui diffuse des théories conspirationnistes et coronasceptiques, a lui aussi été confronté à de vilaines réactions. Lorsque sa série d’articles est parue sous le titre Au cœur de la complosphère, il a été massivement attaqué, notamment par des commentaires racistes. Il s’attendait à des critiques sévères mais il a été choqué par la vague de haine dans les commentaires – et en particulier par le suivant : «Vous allez finir comme Charlie Hebdo.» Son numéro de portable a été publié sur Facebook. «À mon grand étonnement, je n’ai pas reçu un seul appel. Apparemment, ce genre de shitstorm est un flux de haine momentané, à peine pensé, qui relève presque de l’écriture automatique.»

Les journalistes responsables des réseaux sociaux doivent eux aussi faire face à des commentaires glaçants: « »Nous allons découvrir qui vous êtes et où vous vivez », a récemment écrit un commentateur en réponse à l’une de mes interventions en tant que responsable des médias sociaux. Cela m’a vraiment surpris, quelque chose comme cela ne m’était jamais arrivé avant», confie Gerry Reinhardt, responsable des médias sociaux du portail d’information FM1Today de Suisse orientale. Il occupe cette fonction depuis cinq ans et sait que les commentaires sur Facebook peuvent être très vifs sur certains sujets, notamment lorsqu’il s’agit du climat, de la protection des animaux ou de la pédophilie.

«Vous mentez»

Mais depuis la pandémie, le nombre de commentaires sur Facebook, et surtout leur agressivité, ont massivement augmenté: «Quand il s’agit des mesures contre le coronavirus ou de la vaccination, ça explose.» Certains propagent des théories du complot ou traitent le conseiller fédéral Alain Berset de dictateur – mais beaucoup s’en prennent aux médias: «On nous accuse de répandre des mensonges et des fake news, constate Gerry Reinhardt. Mais ça ne sert strictement à rien si j’essaie d’expliquer que ce n’est pas le cas.» Selon lui, l’ambiance est particulièrement agressive dans les commentaires Facebook, moins sur Twitter et Instagram. Des journalistes occupant des fonctions similaires ont vécu la même expérience. «Le travail est devenu extrêmement stressant et je crains que cela ne s’aggrave.»

Cette crainte est partagée par d’autres professionnels des médias. Certains d’entre eux ont fait part à RSF Suisse d’accusations et de menaces, mais ne veulent pas les rendre publiques. Ils craignent que cela n’augmente le flot des commentaires haineux. D’autres pourtant se résolvent à rendre publics des extraits de ces messages. En janvier dernier, Pascal Schreiber, reporter à Blick TV, a questionné ses collègues journalistes sur Twitter pour savoir comment ils géraient la haine et la colère se déversant sur eux. Avant même la pandémie, il entendait certes déjà des slogans contre les médias lorsqu’il sortait avec sa caméra. « Mais ce n’était pas aussi fréquent et pas aussi extrême. Aujourd’hui, c’est ”vous appartenez au système‟, ‟vous mentez” ou ”vous avez loupé le choix de votre profession‟.» Il se souvient ainsi de la colère qui s’est retournée contre lui lorsqu’il a dû annoncer l’annulation des compétitions de ski de Wengen à cause du coronavirus. Il a bien tenté de répondre et d’expliquer son rôle de journaliste, «mais ça n’a pas aidé», comme il a pu le constater.

Pascal Schreiber estime qu’il est important d’aborder la question des agressions contre les représentants des médias. Notamment pour faire observer aux politiciens qu’ils ont leur part de responsabilité: «Lorsque sur les réseaux sociaux, ils qualifient nos reportages de fake news alors même que nos comptes-rendus sont documentés, ils contribuent à cette ambiance.» Et pour lui, les journalistes qui ne sont pas sur le terrain peuvent eux aussi avoir une certaine responsabilité : «La manière de titrer un article ou de monter un film déclenche quelque chose dans le public. Mes collègues devraient en être conscients. Parce que c’est nous qui encaissons ensuite ces réactions, en direct.»

RSF Suisse entend continuer à suivre et à documenter l’évolution des phénomènes décrits dans cet article. Les journalistes qui sont l’objet de menaces ou d’agressions peuvent donc nous contacter à l’adresse info@rsf-ch.ch

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